Mais, Président Ado, où vont-ils aller ?
« Nous dormons à la belle étoile. Le soleil, la pluie et le froid nous tapent. Nos enfants ne pourront pas passer les examens de fin d’année. Où allons-nous partir ? » Ce cri de détresse de Lohoué Marie Chantal, présidente du Collectif des 35 quartiers sociaux de Cocody, traduit toute la douleur et la souffrance des milliers de populations déguerpies de leurs lieux d’habitation.
L’opération « pays propre » engagée par le ministère de la salubrité urbaine, et le projet d’extension de l’Université d’Abidjan Cocody ont fait de grosses victimes à Wassa, CHU village, CHU Bagdad, CHU bas-fonds, Blingué 1 et à Blingué 2. Ces quartiers précaires jouxtant l’institution universitaire ont été totalement rasés.
Ruine, tristesse et désolation
Mercredi, 3 août, il est 15 h 24 à Blingué 2, quartier situé en bordure de la voie ralliant la maison du PDCI à l’hôtel du Golf, en face de la gendarmerie et du commissariat de police. Le bulldozer grogne. Et derrière ce mastodonte, ce sont des habitations, baraques et autres magasins de Blingué qui s’écroulent. Sous le regard impuissant des populations, dans une amertume totale, des années de vie s’envolent en quelques minutes. Toitures arrachées, maisons détruites, des fils électriques pendants, font désordre. Le décor est désolant. Il gît pêle-mêle dans les amas hétéroclites de débris des objets de valeur : appareils électroménagers, matelas, ustensiles de cuisine, nattes etc. Pères, mères et enfants courent dans tous les sens pour les récupérer. Un nuage de poussière enveloppe le secteur. Blingué 2 est rayé de la carte d’Abidjan. La colère est grande.
Des cris de douleur se font entendre en voyant ce quartier disparaître sous les crocs de la grosse machine. Même l’église et la mosquée du quartier sont détruites. La seule école privée évangélique, temple du savoir, n’a pas échappé à la fureur des machines. Tous ces vestiges branlants traduisent toute la splendeur d’antan car « malgré la puanteur du poulailler, il demeure le palais doré du coq ». Blingué est un quartier précaire certes, mais il était auusi le paradis de ces habitants. Ils y vivaient à l’aise comme dans leur village.
La fureur et l’excitation des populations démontrent qu’elles ont été surprises par la décision des autorités de les déguerpir. Approchée, Dago Reine, en larmes raconte : « Nous n’avons pas été informés que nos maisons seraient détruites. Mon salon de coiffure que je viens d’équiper est parti. Je n’ai pu sauver que quelques matériels».
C’est à croire que si une personne se trouvait endormie, par un diable coup du sort, elle serait enterrée dans ce fatras de débris. Comme mademoiselle Dago, ce sont plusieurs familles qui ont « cueillies » par cette opération de déguerpissement.
« Le 24 juillet, suite aux déguerpissement de Wassa, nous avons barré les routes pour manifester notre mécontentement. Nous avons été convoqués par le préfet d’Abidjan à l’hôtel communal de Cocody. En présence du représentant du ministre Cissé Bacongo, le préfet nous a rassuré que nos maisons ne seront pas détruites. Donc, nous avons accueilli nos frères de Wassa et du CHU bas-fonds ici. Aujourd’hui, les gens viennent tout casser sans nous prévenir. Où allons-nous dormir ? », s’interroge Dame Koné. A Blingué, la douleur est plus vive. Des populations ont été délogées deux fois en moins d’une semaine. Certains habitants sont mêmes à leur quatrième déplacement interne en Côte d’Ivoire. « Avec la guerre au Liberia, j’étais réfugiée à Guiglo. En 2003, suite aux affrontements à l’Ouest, je suis arrivée à Abobo avec mes enfants. En mars dernier, avec la crise, je suis venue me réfugier encore à CHU Bagdad. Je tenais un dépôt de commerce devant l’Ecole de police. Pendant la crise en avril, j’étais cachée à Gonzagueville. Je suis revenue ici en juin pour reprendre mon petit commerce. Quand on a cassé CHU Bagdad, je vivais chez une camarade ici à Blingué. Aujourd’hui, on me chasse. Pire, j’ai perdu tous mes biens parce que nous n’étions pas là quand les destructions ont commencé. Mes enfants et moi n’avons plus d’abri. Nous ne connaissons personne dans ce pays », raconte Miss Susan, libérienne d’origine.
Blingué, c’est la CEDEAO en miniature. Libériens, Maliens, Burkinabés, Ghanéens, Guinéens, Togolais, Béninois, Nigérians et Ivoiriens se partageaient ce quartier. Ils vivaient là en symbiose loin des tracasseries. C’est Blingué qui alimentait en divers denrées le Campus et même certains marchés de la commune de Cocody. Certes, Blingué abritait beaucoup d’ouvriers (maçons, mécaniciens, jardiniers, chauffeurs, garçons et femme de ménage…), toutefois, on y trouvait aussi des salariés.
Zaza Désiré est agent de bureau au Centre de Régional des Œuvres Universitaires (CROU) de Cocody. « Ce sont les travailleurs et agents de bureau de l’université qui vivent ici. Avec le temps, nous avons eu des enfants. Et le quartier a grandi », raconte-t-il.
Ils sont nombreux ces journaliers du CHU, de l’Université et ces ouvriers dans les autres quartiers qui composaient la population de Blingué. Hélas, ce quartier a subi les effets collatéraux du projet d’extension de l’Université de Cocody. Les populations sont maintenant sans abris. Matelas, couverts, sacs de riz et autres affaires sauvées des débris sont transportés de l’autre côté de la route. Aux abords de la voie, les familles cherchent un endroit où poser leurs baluchons et installer des camps de fortune.
Et comme le malheur ne vient jamais seul, une pluie subite s’abat sur Blingué. La grande débandade est indescriptible. Chacun court protéger ce qu’il a pu sauver des débris. Dans ces mouvements désordonnés, des malins en profitent pour voler les biens des autres. Damé Koné crie au voleur. Elle ne retrouve plus ses appareils électroménagers et son sac de riz qu’elle venait de déposer près d’une voiture. Le temps pour elle d’aller récupérer un autre bien sous la pluie, qu’elle perd ce qu’elle avait. « Les militaires aussi. Devant eux les gens nous volent et ils ne font rien », se lamente-t-elle.
Dans ce désordre où tout le monde se fait passer pour habitant de Blingué, les visages étrangers sont suspectés. Notre mission devient difficile. Les regards de certains habitants, portés sur nous deviennent menaçants et inquiétants. Alors, nous nous abritons devant le seul bâtiment qui a été épargné par la razzia. Là, est assis un homme, la cinquantaine passée. Devant lui se dresse un long rang. C’est le chef du village de Wassa, Kpan Christophe. Il vit dans ce quartier depuis 1973, il vit à Wassa, d’abord chez ses parents et puis dans sa cour. Agent de bureau à l’Université à la retraite, Kpan Christophe est depuis dix ans le premier responsable du quartier. Son travail consiste à recenser ses « administrés ».
Dans un premier temps, il nous menace de quitter les lieux. Après quelques échanges, le chef revient à la raison et dit ses vérités. « Je suis furieux. Nous avons tout perdu. Nous dormons dehors depuis des jours. Le préfet nous a trompés. Nous avons eu une rencontre avec lui. Il nous a rassurés que Blingué ne serait pas détruit. C’est pour cela que nous somme venus nous réfugier ici à Blingué. Sans nous prévenir, les machines arrivent pour casser nos maisons. Qu’avons-nous fait d’aussi grave pour mériter une telle humiliation ?», s’interroge Nanan Kpan. Baffoué, le chef ne décolère pas. « Nous avons été chassés de nos maisons par les militaires sans aucune mesure d’accompagnement encore moins de préavis. Nous sommes sans assistance depuis des jours. Ni l’Etat, ni les ONG, personne n’est venu nous rendre visite. Mêmes les réfugiés sont mieux traités que nous ».
Toutefois, il garde la foi que demain sera meilleur. Alors, il recense ses ‘’habitants’’. « Je dresse une liste de propriétaires de maisons et de locataires. Je remettrai cette liste aux autorités. On ne sait jamais, peut-être qu’elles ont prévu quelque chose pour nous ».
Avec le chef, tous les sinistrés partagent cet espoir d’être dédommagé où recasé sur un autre site. Car, comme le dirait Bertrand Poirot-Delpech, on peut tout faire en politique, sauf insulter l’espoir.
Un peu plus loin de la maison, sous la pluie, un homme semble pris en otage par des femmes. C’est l’un des responsables de communauté de Blingué. Ce ressortissant burkinabé est submergé par les préoccupations de ses « compatriotes ». Comment leur trouver un endroit où dormir. Telle est sa préoccupation. Impossible pour lui de nous recevoir. Son boubou blanc est devenu par la force des choses jaunâtre.
De l’autre côté, sous la pluie, une femme en colère crie son ras-le-bol : « Je vis ici depuis mon enfance. Jamais nous n’avons eu de problème, ni avec la mairie ni avec l’Université, pour occupation illicite d’espace public. On ne comprend pas pourquoi on nous chasse ». Elle se nomme Lohoué Marie et est la présidente du Collectif des 35 quartiers sociaux de Cocody.
« En 48 ans de vie ici, j’ai vu tous les maires de Cocody, les présidents d’Université et de la République passer. Tous les ministres, anciens étudiants de Cocody, ont mangé dans mes restaurants. Certains mêmes me doivent encore. C’est nous les femmes des quartiers autour de l’Université, qui avons fait tous ces ministres. On les a nourris et protégés comme nos propres enfants. Alors un peu de respect pour nous », revendique Dame Lohoué.
«Le ministre Cissé Bacongo dit qu’il veut assainir l’Université. C’est bien. Nous sommes d’accord avec lui. Mais dites-lui que nous ne sommes pas sur le site de l’Université. En 1963, quand Houphouët construisait l’Université, ici (le site de Blingué) était un champ de café cacao des Ebrié. La clôture de l’Université ne passe pas par ici. Maintenant s’il veut agrandir l’Université jusqu’ici, qu’il nous trouve un nouveau site avec toutes les mesures d’accompagnement », avance la présidente des quartiers précaires. Et elle poursuit. « Ma colère est grande parce que je suis humiliée. J’étais directrice de campagne ici. J’ai crié sur tous les toits. Aujourd’hui, j’ai honte. Pendant la crise nos quartiers ont souffert. D’un côté, on nous reprochait d’héberger des étudiants armés. De l’autre côté, on nous accusait de détenir des armes. Tout le monde a fui. Et maintenant qu’on revient. On nous chasse définitivement sans mesure d’accompagnement. Comment nos enfants vont-ils passer les examens de fin d’année ? Dans quelle ville du monde, il n’y a pas de quartiers sociaux ? ». Elle écrase une larme au coin de l’œil. Pour elle, Blingué et les autres quartiers ne sont pas précaires mais des quartiers sociaux.
Ce sont des centaines de personnes qui sont sans abris depuis des jours. Faute de verts pâturages, ces déguerpis se ruent tous de l’autre côté du goudron. Là-bas, dans ce bas-fond humide, sous le regard vigilant des moustiques et la menaces des reptiles, eux aussi frustrés, les populations y passent la nuit et squattent les lieux le jour. Le soleil, la pluie, la poussière, le froid et les bruits assourdissants des véhicules leur livrent une guerre sans merci. Sans eau, sans sécurité encore moins l’électricité et la nourriture, elles sont obligées de quémander des piécettes aux passants qui leur font l’amitié de s’arrêter et de constater leur calvaire. Or, quand manque l’eau, les maladies sévissent. Alors, choléra, fièvre typhoïde et autres maladies les guettent.
En attendant des lendemains meilleurs, les sinistrés adressent des prières à Dieu le miséricordieux pour une assistance.
Au moment où la femme vitupère sous la pluie, un cortège de voitures immatriculées D10 passe. Tout le monde tourne un regard vers le cortège et fait des signes pour manifester leur présence. Et, une femme s’écrie. « Si c’est le Président Ado, il nous a vus. Et c’est sûr qu’il fera quelque chose pour nous ».
Jean-Michel Méa quotidien Réalités du 9 août 2011
Encadré 1
Ado, la solution
Les populations des quartiers sociaux détruits à Cocody, traversent des moments difficiles. Sans abri, eau, courant, sécurité et nourriture, elles s’adonnent à des jeûnes forcés chaque jour. Le jour, elles sont livrées à la chaleur du soleil d’Abidjan. La proximité avec le bitume renvoie des bruits assourdissants de moteurs de véhicules.
La nuit tombée, le soleil fait place à une obscurité effrayante. Le vent glacial produit pas les arbres et l’humidité des lieux (bas-fond), les plongent dans un froid terrible. L’insalubrité des lieux expose ces populations à des maladies. Les ressources deviennent rares. Pourtant les besoins augment. Que faire ?
Aucune assistance médicale et sociale. En un mot, c’est le calvaire.
Malgré tout, les populations déguerpies gardent un espoir inébranlable en un avenir meilleur. « Le Président Ado est revenu de son voyage. Quand il sera informé que nous soufrons, c’est sûr qu’il pensera à nous. C’est ‘’La solution’’ à nos problèmes », avance Dame Djakaridja Aïcha.
Jean-Michel Méa
ENCADRE 2
L’école, une grande victime
Le vent de déguerpissement n’a pas épargné l’école primaire évangélique de Blingué. Il en est de même pour les autres quartiers détruits. Parents et élèves sont dans le désarroi. « Nos enfants ont trop souffert cette année. Avec la crise, ils n’ont pu suivre les cours normalement. Aujourd’hui où leurs enseignants organisent des cours de renforcement pour leur permettre d’être prêts pour le CEPE, on vient nous chasser. Comment ils vont passer l’examen ? », s’interroge Lohoué Marie.
Comme les élèves du primaire, leurs aînés du secondaire et du supérieur sont aussi dans la tourmente. « Je suis revenu de Bonoua pour encadrer mes deux petites sœurs candidates au BEPC. Avec le déguerpissement, non seulement elles ont perdu leurs matériels scolaires mais aussi on se demande où elles vont rester pour préparer le BEPC », renchérit Nina Konan, étudiante en Lettres moderne.
Situation identique pour les déguerpis candidats au Baccalauréat et au BTS. Les témoignages s’égrènent et se ressemblent.
A quelques semaines des examens, ils sont sans domicile fixe. « Quand mes amies ont quitté la cité Mermoz, elles ont gardé leurs documents chez nous ici. Avec la crise, nous avons tous fui. De Grand-lahou, j’apprends que Blingué est détruit. J’arrive dans la précipitation. Tous les documents de mes amies sont partis. Ceux qui ont vidé la maison ont choisi ce qu’ils trouvaient importants », relate Kouamé Suzanne, étudiante en sociologie.
Jean-Michel Méa
Encadré 3
Les cautions ont grimpé
Les plus fortunés des déguerpis ont décidé de déménager dans d’autres quartiers. Mais là encore, ils sont confrontés à des problèmes de cautions. A Anono et Abobo, les destinations préférées des déguerpis, les loyers ont augmenté. Pis, les cautions sont inaccessibles. Pour une chambre qui coûtait 15.000 à 20. 000 FCFA, elle s’obtient maintenant à 30000 F voire même 35000F. Et la caution est passée de 3 à 8 mois. Ce qui est élevé pour des populations à revenus faibles.
« Mon ami voulait m’aider à déménager. Mais, la caution demandée est trop élevée pour moi », se plaint Koné Sidiki, mécanicien. Seul le quartier Gobélé à Cocody a des loyers acceptables. Mais là encore, tout le monde est méfiant. « Je veux bien aller à Gobélé vivre avec ma sœur. Mais je crains que les gens arrivent là-bas pour casser les maisons », avance Dago Reine.
Cette même inquiétude empêche les déguerpis d’aller chercher des maisons à Adjamé Washington. Les autres quartiers dits sociaux d’Abidjan, tels Adjouffou, Gonzagueville, Zimbabwé, Gesco, Koweit, Johannesburg, Yaoséhi, sont éloignés de Cocody où se trouvent les activités de ces populations victimes de la vaste politique d’assainissement de la ville d’Abidjan.
Jean-Michel Méa